"Faire du design, ce n’est pas donner forme à un produit plus ou moins stupide pour une industrie plus ou moins luxueuse. 

Le design est une façon de débattre de la vie" [1]

Ayant décidé de prendre ses distances d’avec le mouvement Design Radical - qu’il trouve trop restrictif - l’architecte et designer italien Ettore Sottsass organise une soirée dans son appartement Milanais, le 11 décembre 1980.  Les profils des invités sont variés (architectes, designers, dessinateurs, jeunes fraîchement sortis de l'école …) autant que leurs nationalités (Italie, Japon, Espagne, France). Sottsass les rassemble autour d’un espoir et d'une volonté : créer un "Nouveau Design", qui serait celui des possibles et non des seules solutions intellectuelles. Contemporain de la crise de l'idéologie socialiste, la naissance du Groupe coïncide également avec le retour d'un capitalisme agressif qui met le consumérisme au centre du système économique. C'est sans doute ce refus désabusé d'adhérer à une quelconque utopie qui verra les membres du Groupe se spécialiser dans le design d'objets, plus réalisables et concrets que les projets architecturaux, prépondérante au sein des groupes précédents.

La légende raconte que c’est un saut du vinyle de la ballade folk / rock "Stuck Inside of Mobile with the Memphis Blues Again" (Bob Dylan) sur le tourne-disque de Sottsass qui laissa son nom au Gruppo Memphis - Groupe Memphis.  Ville de naissances d'Elvis Presley et Aretha Franklin, nom de la capitale historique des pharaons égyptiens et cité sacrée de Ptah, le Dieu protecteur des artistes, Memphis est un nom qui convoque autant l’histoire et la musique Blues et Rock que la pop culture et la magie. Fondé sans manifeste ni acte formel, sa dynamique iconoclaste contribuera à faire du Groupe Memphis un des collectifs de design les plus provocateurs et innovant du Xxe siècle.  Parmi ses membres les plus connus on peut citer Michele De Lucchi, Shiro Kuramata, Marco Zanini, Martine Bedin, Nathalie du Pasquier (…)

Le Groupe se réunit à nouveau en février 1981 tandis que ses membres ont déjà réalisé près d’une centaine de dessins d’objets et de mobilier, caractérisés par des formes asymétriques et graphiques sur lesquelles se déploient des couleurs vives et éclatantes. Invoquant l’Art Décoratif et le Kitsch des années 1950, le groupe affiche également une volonté de tourner en dérision le "Bon Design" et ses dix principes[2] théorisé par Dieter Rams dans les années 1970.  

Sur la question de la durabilité notamment Sotsass affirma : 

"Aujourd'hui, tout ce que l'on fait est consommé. (Le Design) est dédié à la vie, pas à l'éternité ». 

Ainsi, avec Memphis, c’est la matière et la forme originale qui sont au cœur de la réflexion sur l’objet et ses designers s’autorisent de nouvelles possibilités en termes de structure et de valeurs. Le marbre par exemple sera utilisé dans des formes impertinentes avec le sofa "Agra" d’Ettore Sottsass, qui l’utilise pour sa structure et l’associe avec du tissu aux imprimés graphiques. La pierre ressemble alors à du plastique, dans un rôle à contre-emploi eu égard à sa "noblesse" historique. De nombreux autres matériaux furent ainsi changés de leur contexte initial, étirés ou déformés au point de devenir méconnaissables.

Mais l'une des plus importantes innovations de Memphis, et sa plus grande contribution au changement de style dans le mobilier design, fut sans doute l'usage nouveau du laminé plastique dans l'ameublement. En effet et s’il n’était pas un nouveau matériau à proprement parler, le laminé plastique apparaissait à l’époque comme "populaire" et "vulgaire" car réservés aux tables de bistrot ou aux salles de bain. Les designers de Memphis décident de prendre ce jugement à contre-pied et d’en explorer tout le potentiel en en recouvrant leurs meubles et en le décorant de nouveaux motifs originaux inspirés du Pop Art, de l’Op Art ou de l’imagerie électronique. Ils ouvrent ce faisant la voie à une série de réflexions  et de révisions sur le thème des matériaux, de leur qualité, des combinaisons possibles et de leur charge culturelle. En plus des stratifiés unis ou imprimés, la production de Memphis emploiera ainsi de nombreux autres matériaux industriels comme les celluloïds, l’acier texturé ou les tubes néon et ampoules de lumière colorée ...

Un autre "canon" du style Memphis est la couleur comme partie intégrante de l'objet là où elle était auparavant secondaire dans un mobilier européen qui s’arrêtait avant tout aux matériaux. Les couleurs avec le Groupe ne sont jamais "rajoutées" mais font intrinsèquement partie des formes et des volumes développés, où une place particulière est accordée à la décoration. Les travaux de la peintre et designer française Nathalie Du Pasquier sont ici déterminant car c'est elle qui conçoit une grande partie des motifs que l’on trouve sur objets, meubles et textiles du Groupe Memphis. Ses décors graphiques, pop et colorés mélangent Futurisme, Cubisme ou Art Déco, tout en s’inspirant des vocabulaires décoratifs Africains ou Indiens mais aussi du graffiti ou de l'iconographie de la Science-Fiction. Memphis tourne ainsi en dérision le "bon goût" moderniste et réhabilite l’ornement, refoulé depuis Adolf Loos et son réquisitoire de 1908 Ornement et Crime qui influença l’esthétique moderniste et le fonctionnalisme.

En juin 1981, Sottsass a assez de soutien financier pour créer la compagnie Memphis Milano. L’éditeur de mobilier Ernesto Gismondi - par ailleurs directeur d’Artémide - devient président et actionnaire majoritaire du groupe. L'Italie fait alors déjà figure de modèle dans les rapports entre industrie et designers et voit l'apparition d'un grand nombre de collectifs (Archizoom par exemple, ou Superstudio). L'artisanat y apparaît comme un terrain d'expérimentation et trois mois plus tard, le 18 septembre 1981, la première exposition des travaux du Groupe Memphis est organisée dans les locaux de la Galerie Arc’74 à Milan. Si elles ne sont pas unanimes, les réactions sont passionnées. Le designer anglais Jasper Morrison se rappelle ainsi d'un sentiment « de choc et de panique » à la découverte des créations de Sottsass et ses comparses. Pour autant, il analysera ensuite ce rejet initial comme l'expression de la peur du vide face à une création exempte de toutes les règles canoniques jusqu'alors en vigueur.

La même année, paraît l’ouvrage Memphis, The New International Style, destiné à faire connaître le travail des designers du Groupe. Artémide leur consacre un espace d’exposition dans ses locaux de Corso Europa à Milan et jusqu’en 1988, Barbara Radice – directrice artistique du Groupe - organise des expositions à l’international. Parfaitement en phase avec la culture pop et post-punk du début des années 1980, le Groupe Memphis fait sensation au-delà de la communauté même du design. Son esthétique épouse en effet une forme d’éthique en remettant la culture populaire, l’ornement et la décoration au cœur des enjeux d’un design dénoncé pour son élitisme.

Cependant, et même si Sottsass souhaitait que les créations du Groupe se retrouvent dans le quotidien des gens et non chez des collectionneurs, Memphis est resté un laboratoire de petites séries, faute d'une réelle industrialisation de sa production (pourtant prévue à la fondation de Memphis Milano). Alors, et en ce qu'il a toujours admis que ses créations relevaient d’une « mode » nécessairement éphémère, Sottsass quitte le Groupe Memphis en 1985, avant de le dissoudre en 1988. Mais malgré sa brève existence, le Groupe Memphis a profondément marqué les esprits par sa volonté libertaire en réaction farouche à un Modernisme auquel il oppose l’excentricité, l’exubérance et l’ornementation. Son esthétique unique divise encore aujourd’hui. De là sans doute est née sa description par le styliste Bertrand Pellegrin comme d’un "mariage forcé entre le Bauhaus et Fisher Price." [3]